Dans le système judiciaire, si il est rigoureusement interdit aux juges de dénaturer les textes pour entrer en voie de condamnation, il leur est toutefois possible de tirer toutes les conséquences des textes existants. Ce principe est bien connu des professionnels du droit et il peut être d’une redoutable efficacité…
Lorsque le harcèlement est déféré devant les juges, il peut l’être sous deux formes différentes : ou bien le plaignant usera de la voie pénale en s’appuyant sur l’article 222-32-2 du code pénal ou bien les conseillers prud’hommes seront saisis sur le fondement de l’article L. 122-49 du code du travail. Dans les deux cas, deux principales caractéristiques sont soumises à l’appréciation des juges, il s’agit : des agissements répétés et de leurs conséquences (qui sont énumérées comme étant une dégradation des conditions de travail portant atteinte aux droits et à la dignité de la personne). Chose assez rare pour qu’on la relève, les deux conditions figurent exactement sous la même forme, tant dans l’incrimination pénale que dans l’incrimination civile :
Article 222-33-2
(inséré par Loi nº 2002-73 du 17 janvier 2002 art. 170 Journal Officiel du 18 janvier 2002)
« Le fait de harceler autrui par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, est puni d’un an d’emprisonnement et de 15000 euros d’amende ».
Article L122-49
(inséré par Loi nº 2002-73 du 17 janvier 2002 art. 169 I Journal Officiel du 18 janvier 2002)
« Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
Aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, de formation, de reclassement, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat pour avoir subi, ou refusé de subir, les agissements définis à l’alinéa précédent ou pour avoir témoigné de tels agissements ou les avoir relatés.Toute rupture du contrat de travail qui en résulterait, toute disposition ou tout acte contraire est nul de plein droit« .
Cette identité entre les deux textes n’est pas le fruit du hasard. Elle confère à l’incrimination de harcèlement un caractère « mixte » qui tient à la foi du droit pénal quant à l’automaticité de la répression et du droit civil quant aux modalités de réparations à la victime. Le harcèlement n’est donc pas considéré comme une simple faute civile. De ce fait, il échappe aux règles strictes de la responsabilité.
I. La répression du harcèlement ne s’inspire pas du droit de la responsabilité
En visant expressément deux conditions : agissements répétés et conséquences sur le droit et la dignité de la personne, le législateur a voulu nettement se démarquer du droit de la responsabilité et ainsi faciliter la répression du harcèlement. On sait qu’en France, le droit de la responsabilité est fondé sur trois piliers essentiels : une faute, un dommage et un lien de cause à effet. Or, dans la technique juridique, si le dommage est relativement facile à mettre en évidence, la faute n’est pas toujours aisée à établir, quant au lien de cause à effet, il est souvent très difficile à démontrer. La démonstration doit se révéler sans faille pour que les juges entrent en voie de condamnation.
Ainsi, si, en matière sociale, la répression du harcèlement s’était calquée sur le droit de la responsabilité, les salariés auraient eu d’énormes difficultés à établir les faits de harcèlement et par conséquent, à les faire réprimer. C’est donc précisément pour éviter ces difficultés que le législateur a choisi une autre voie. Ce choix illustre la vision que les institutions ont de la protection de la santé physique et mentale des salariés. Elle est une priorité qui supplante les règles traditionnelles du droit français. Cette suprématie est la conséquence directe du principe énoncé à l’article 26 de la Charte Sociale Européenne : « Tous les travailleurs ont droit à la dignité dans le travail ». Principe qui se trouve transposé depuis la loi de 2002 dans le code du travail par l’article L. 120-2 :
« Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché »
Dispositions elle-même complétées par l’article L. 230-3 du même code :
« Conformément aux instructions qui lui sont données par l’employeur ou le chef d’établissement, dans les conditions prévues, pour les entreprises assujetties à l’article L. 122-33 du présent code, au règlement intérieur, il incombe à chaque travailleur de prendre soin, en fonction de sa formation et selon ses possibilités, de sa sécurité et de sa santé ainsi que de celles des autres personnes concernées du fait de ses actes ou de ses omissions au travail »
Toutefois, si la voie retenue par le législateur français et européen avantage d’une certaine manière le plaignant, en cas de harcèlement moral, nous verrons qu’elle n’est pas sans inconvénients. En se démarquant du droit de la responsabilité, la répression du harcèlement s’attache principalement aux effets visibles de cette agression, sans imposer à la victime la difficile démonstration de la faute. Pour ce faire, le législateur use d’un principe simple: celui de la présomption.
Il s’agit donc d’appréhender l’agression non pas par sa cause (recherche d’une faute) mais par ses effets (atteintes aux droits, à la dignité, à l’intégrité de la personne et conséquences sur la santé de la victime) qui ont l’avantage d’être plus visibles. En effet, un traitement médical, les arrêts maladie à répétition ne sont guère difficiles à établir. Quant au comportement de l’auteur du harcèlement, autant un acte isolé est très difficile à prouver, autant la répétition apparaît plus aisée à mettre en évidence car elle englobe des actes qui caractérisent souvent un acharnement contre la victime, qui à la longue devient plus facile à prouver. Ainsi, la répétitivité (qui peut se manifester par des reproches, des sanctions, des humiliations, voire des injures, etc.) sera-t-elle à la longue, plus facile à établir par des témoignages ou d’autres moyens de preuve. En outre, la répétition caractérise pour les juges l’acharnement et donc par déduction (effectuée par le jeu de la présomption) le harcèlement car ce dernier vise nécessairement à nuire à la victime.
Puisque nous sommes dans une matière « mixte», qui tient à la fois du droit pénal et du droit civil, l’intention de nuire revêt une certaine importance dans le harcèlement. Si en droit civil une faute n’implique pas nécessairement la volonté de nuire de l’auteur, en matière de harcèlement, l’intention de nuire est presque toujours sous-entendue car le harcèlement est toujours pratiqué dans un but précis. L’objectif du harceleur pouvant être de faire « craquer » la victime pour obtenir sa démission ou bien de se
débarrasser d’un rival gênant ou bien encore de détruire l’influence d’un groupe dont les prétentions ou les prérogatives seraient jugées inacceptables pour un groupe concurrent.
Même elle si elle est sous-entendue, l’intention de nuire n’est toutefois pas expressément visée par les textes, ce qui permet aux juges d’avoir une grande liberté dans l’appréciation des faits et de leurs conséquences. Parfois, pour parfaire le raisonnement qui aboutit à une condamnation, les juges relèvent expressément l’intention de nuire. Un bon exemple est donné par l’arrêt de la Cour d’appel de Paris (26 février 2002 – 18ème chambre D – n° pourvoi 2001/36431) où la Cour relève :
« L’absence de justification objective de la rupture de la période probatoire, les reproches injustifiés, faits à Melle X, et son nouveau changement d’affectation, sans explication, alors que l’instance prud’homale était en cours, ne s’inscrivent dès lors pas dans le cadre normal de l’exercice du pouvoir d’organisation et de direction de l’employeur et ont eu pour effet de dégrader l’état de santé de la salariée ainsi qu’en atteste le certificat médical versé au débats »
On perçoit nettement que les déductions de la cour se fondent sur une accumulation de faits qui, pris isolément dans un autre contexte, n’auraient peut-être pas eu les mêmes conséquences sur le plan juridique.
L’incrimination du harcèlement telle qu’elle figure dans l’article L. 122-49 du code du travail est donc assez originale dans la mesure où elle se démarque de la responsabilité civile comme elle se démarque également des trois éléments indissociables d’une incrimination du code pénal. En effet, en matière pénale, la répression est traditionnellement gouvernée par la démonstration des trois éléments composant l’infraction :
l’élément matériel (le fait répréhensible qu’il faut établir),
l’élément légal (la description légale figurant dans le texte de l’acte interdit),
l’élément intentionnel (la volonté de l’auteur de nuire à autrui).
Or, si les deux premiers éléments sont relativement faciles à mettre en évidence, le dernier, l’élément intentionnel, est lui beaucoup plus difficile à établir, même pour le procureur de la République. Ce qui est donc apparu une bonne raison pour le législateur pour ne pas l’exiger dans les textes en matière de harcèlement, de manière à éviter aux juges d’avoir à le relever expressément pour pouvoir sanctionner les faits. On peut d’ailleurs s’en féliciter car une telle exigence eut imposé à la victime une preuve pratiquement impossible à établir.
Un autre arrêt, celui de la Cour d’appel de Versailles procède également par déduction pour caractériser l’intention de nuire (9) :
« Considérant en conséquence que si à plusieurs occasions la société C a eu à l’égard de Melle C. une attitude résultant manifestement d’une animosité personnelle »
La Cour déduit des agissements une intention de nuire envers l’employée, elle peut qualifier les faits de harcèlement et donc entrer en voie de condamnation contre l’auteur.
Un dernier exemple donné par l’arrêt de la Cour d’Appel de Paris qui relève que :
« l’employeur avait adopté une attitude manifestant sa volonté de la tourmenter en la soumettant à des harcèlements insidieux » (10)
Cet arrêt montre en le comparant avec celui de Versailles ou encore celui de la Cour de Paris daté de 2002 que si les conseillers ont le même raisonnement déductif pour parvenir à leurs fins, ils n’usent pas des mêmes formules pour caractériser l’intention de nuire.
II. Répression du harcèlement et considération de l’employeur
Si le mécanisme de répression du harcèlement peut paraître satisfaisant pour la victime, il faut encore l’apprécier par rapport aux responsabilités de l’employeur. De ce point de vue, les considérations sont fatalement différentes. En effet, dans les faits, l’employeur est nécessairement responsable des agissements de ses préposés. C’est la contre partie de son pouvoir de contrôle et de direction, dont il est seul investi. Toutefois, si l’employeur doit naturellement assumer ses responsabilités, on voit mal pourquoi il serait obligé d’assumer (il serait plus exacte d’écrire « endosser ») des comportements malhonnêtes de certains de ses préposés, qui de plus ne peuvent pas s’inscrire dans une nécessité professionnelle.
Cette responsabilité pour le fait d’autrui, qui est devenue quasiment automatique, apparaît par principe choquante, même si de fait elle garantit l’indemnisation de la victime. Elle apparait encore plus discutable quand il apparait que l’employeur n’était pas informé des agissements du préposé qui s’est rendu coupable de harcèlement, ou encore lorsque l’auteur du harcèlement s’est comporté avec une intention de nuire manifeste qui ne pouvait se justifier par un quelconque motif professionnel. C’est en tout cas l’analyse qu’avait retenue la Cour d’Appel de Montpellier dans son arrêt du 25 mai 2005. Au sein d’une association, le directeur de l’entité s’était rendu coupable de faits de harcèlement envers plusieurs employées. La Cour condamnait l’auteur mais refusait toutefois de condamner l’association estimant que cette dernière ne pouvait pas se voir reprocher aucune faute.
Cependant, cet arrêt sera cassé par la Cour de cassation par une considération d’une extrême sévérité qui semble tirée des conséquences multiples de l’article 1134 du code civil :
« l’employeur est tenu envers ses salariés d’une obligation de sécurité de résultat, notamment en matière de harcèlement moral… » (11)
Cette répression indirecte qui atteint l’employeur permet certes, une meilleure réparation financière du préjudice des victimes, toutefois, elle constitue de véritables « dommages collatéraux » pour l’employeur, dans la mesure où ce dernier se voit précisément reprocher d’assumer une faute qu’il n’aura pas commise. En termes de risques, cette sévérité de la Cour a nécessairement des conséquences économiques. En effet, ce type de risque financier est à la fois imprévisible et non quantifiable dans un bilan prévisionnel. On imagine mal en effet, comment les gestionnaires de l’entreprise pourraient évaluer les conséquences financières d’un harcèlement qui, par exemple, aurait eut pour effet de faire sombrer la victime dans une profonde dépression, qui se serait tragiquement soldée par un suicide… (issue fatale qui malheureusement est loin d’être une hypothèse d’école). Sans compter les conséquences désastreuses en termes d’image de l’entreprise.
Dans de telles circonstances, juridiquement la répression du harcèlement impose que l’employeur endosse la faute commise par l’un de ses préposés, alors précisément que les règles applicables ne ressortent pas du droit de la responsabilité. Dans une telle hypothèse, le droit traite l’entreprise sur le même plan que l’auteur même si ce dernier est parfaitement identifié. Or, si dans le même temps, les juges ont tendance, pour des questions d’efficacité, à mettre l’employeur et l’auteur du harcèlement sur le même plan, cela peut apparaître choquant. En effet que l’employeur soit responsable de la sécurité et de la santé de son personnel en prenant toutes les précautions pour que les collaborateurs travaillent dans des conditions d’hygiène et de sécurité c
ela apparaît légitime. Toutefois, en étendant les conséquences de cette obligation (tirée de l’article 1134 du code Civil) à des actes de harcèlement, qui par nature ne s’inscrivent pas nécessairement dans des questions de santé ou de sécurité des employés, nous apparait être une extension très discutable. En effet si nous procédions du même raisonnement, la moindre atteinte à l’intégrité physique d’une personne devrait avoir les mêmes conséquences juridiques or, en matière pénale l’infraction de coups et blessures volontaire peut parfois trouver aux yeux des juges des excuses comme celle de la provocation ou encore de la légitime défense.
En outre cette interprétation extensive de la Cour ne nous parait pas compatible avec l’article L. 230-3 du code du Travail :
« Conformément aux instructions qui lui sont données par l’employeur ou le chef d’établissement, dans les conditions prévues, pour les entreprises assujetties à l’article L. 122-33 du présent code, au règlement intérieur, il incombe à chaque travailleur de prendre soin, en fonction de sa formation et selon ses possibilités, de sa sécurité et de sa santé ainsi que de celles des autres personnes concernées du fait de ses actes ou de ses omissions au travail »
En effet, à la lecture de cette disposition, l’employeur n’apparait pas le seul garant des questions de sécurité ou de santé au sein de l’entreprise, les employés qui ont reçu les formations correspondantes doivent également veiller à leur propre sécurité comme à celle des autres. Dans ce contexte, pourquoi condamner systématiquement l’employeur alors que d’autres salariés pourraient par leur passivité se rendre coupable d’une sorte de non assistance de personne en danger ou bien encore de refus de se préoccuper de la santé et de la sécurité d’autrui ?
Ainsi, une telle extension dans la jurisprudence apparaît hautement discutable car elle a pour conséquence de traiter l’employeur comme s’il était un « complice subjectif » de l’auteur du harcèlement, en ignorant délibérément si d’autres salariés avertis n’auraient pas commis de faute en refusant d’intervenir.
Si donc l’efficacité de la répression y gagne, l’éthique y perd en faisant systématiquement supplanter la logique financière sur les règles de preuve et de protection des individus que l’entreprise peut également légitimement revendiquer.
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(9) CA Versailles 15/04/1999
(10) CA Paris 16/01/1997 Roncel c/ Sté infinitif
(11) C.ass. Soc. 21 juin 2006 pourvoi n° 05-43.914 à 05-43.919