La frontière entre liberté d’expression et défense des droits de propriété intellectuelle est fondamentale à définir, surtout avec des moyens de communication permettant de toucher un public mondial.
Récemment, l’Association de défense de l’environnement Greenpeace a reproduit sur son site Internet des marques connues du grand public afin de dénoncer les politiques menées par les entreprises qui en étaient titulaires. L’association avait ainsi repris la marque complexe Esso en remplaçant les S par le symbole dollar (« E$$O »). Elle avait également imité la marque complexe Areva en l’associant à des dessins dévalorisants (tête de mort, poisson au caractère maladif ou bombe nucléaire).
Une bataille juridique a suivi, dont le dénouement a permis de préciser le régime de la liberté d’expression en matière de droit des marques, en fixant les règles de coexistence du droit à la critique et du droit de propriété des titulaires de marque.
Dans un premier temps, le Tribunal de Grande Instance de Paris, saisi en référé (1), a privilégié la protection de la liberté d’expression face au droit des marques, écartant tout risque de confusion dans l’esprit du public entre la marque et sa « présentation critique ». En appel, la Cour d’appel de Paris (2) a maintenu cette position : la liberté d’expression est un principe à valeur constitutionnelle qui ne peut être limité que par la défense des droits d’autrui (formule qui reprend les termes utilisés dans l’arrêt « jeboycottedanone » (3). En l’espèce, la Cour relève que l’intention est de critiquer les politiques menées par les titulaires des marques sans aucune volonté d’induire le public en erreur. En outre, elle retient qu’un tel usage est polémique et qu’il est étranger à la vie des affaires (ce qui exclut la possibilité d’agir en contrefaçon sur les fondements des articles L.7132-2 et L.713-3 du Code de Propriété Intellectuelle).
Dans un second temps, saisis au fond, les juges (4) ont repris des raisonnements quasi-identiques. Ainsi, dans l’affaire Esso, les juges retiennent la possibilité d’utiliser la marque de manière appropriée au but poursuivi, soit dénoncer des atteintes à l’environnement ou des risques de santé publique, dans un but polémique.
Il semble donc, à la lecture de ces arrêts, qu’une marque peut faire l’objet d’un usage polémique à condition que l’intention polémique soit dépourvue de toute ambigüité, que le message ne suscite aucun risque de confusion dans l’esprit du public quant à l’auteur du message en cause et que l’usage de la marque soit étranger à la vie des affaires (ne pas promouvoir des produits ou services).
Dans ce cas, la liberté d’expression doit primer sur le droit des marques et aucune contrefaçon ne peut être retenue.
Cependant, si l’usage d’une marque à des fins polémiques peut échapper à la contrefaçon, il n’est pas à l’abri de constituer une faute sur le fondement de l’article 1382 du Code civil ! C’est cette position qu’ont retenu les juges de la Cour d’appel de Paris dans l’affaire Areva en reprochant à l’Association d’avoir dépassé le cadre de son droit à la liberté d’expression et d’avoir constitué des actes de dénigrement. En effet, le signe tel que reproduit impliquait que les produits et services de la société étaient nocifs pour la santé.
Face aux appels interjetés par les parties déboutées, la Cour de cassation est intervenue dans deux arrêts datant du 8 avril 2008 mais rendus par deux Chambres différentes.
Dans l’arrêt rendu le 8 avril 2008 par la Chambre commerciale (Société Esso c/ Association Greenpeace France) : la société Esso invoque le fait que le droit de marque prime sur la liberté d’expression lorsque l’utilisation ou la citation de la marque n’est ni nécessaire ni proportionnée au but poursuivi.
La Cour de cassation rappelle l’objet de l’Association Greenpeace qui est la protection de l’environnement et la lutte contre toute forme de pollution ou nuisance. Celle-ci n’a utilisé les signes incriminés que dans le cadre d’une campagne destinée à informer les citoyens sur les obstacles de la mise en œuvre du protocole de Kyoto. En raison du contexte polémique entourant l’utilisation de la marque, l’usage d’éléments de marque, même renommée, sous une forme modifiée « constituait un moyen proportionné à l’expression de telles critiques ». La Cour écarte donc l’argument de la société Esso et approuve la position de la Cour d’appel qui a reconnu que les utilisations de la marque faisaient partie du champ de la liberté d’expression.
Cependant, la Cour de cassation reproche à la Cour d’appel de ne pas avoir recherché si l’Association a commis une faute dans l’usage qu’elle a fait de la marque litigieuse, en insérant la dénomination Esso dans le code source de son site.
En d’autres termes, l’Association Greenpeace, par son droit à la liberté d’expression, était dans son droit en critiquant sur son site la politique de la société Esso et en reprenant la marque, les juges du fond auraient dû apprécier si l’Association a commis ou non une faute dans l’usage à titre de marque métatay dans les codes sources de son site.
Dans son arrêt rendu le 8 avril 2008 par la Première Chambre Civile (Associations Greenpeace France et Greenpeace New-Zealand c/ la Société Areva), la Cour de cassation a tranché la question posée par les Associations Greenpeace si le fait de critiquer en citant une marque portait atteinte aux produits ou services de la personne morale ou bien à son honneur et sa réputation.
En effet, les Associations Greenpeace France et Greenpeace New-Zealand reprochent aux juges du fond d’avoir statué sur le fondement de l’article 1382 du Code civil et non sous l’égide de la loi du 29 juillet 1881. En reprochant aux associations d’associer les produits Areva à la mort, la réputation de la société était en cause, ce qui justifiait l’application de ladite loi.
Cependant, la Cour de cassation confirme le fondement déjà retenu au fond et rappelle que « les actes reprochés aux associations par l’utilisation litigieuse de ses marques ne visaient pas la société mais les marques déposées par elle et en conséquence les produits ou services qu’elles servent à distinguer, de sorte qu’il était porté atteinte à ses activités et services et non à l’honneur ou à la considération de la personne morale. »
Cet attendu illustrer la difficulté à tracer une frontière précise entre diffamation et dénigrement puisqu’il nous semble que l’atteinte portée aux activités d’une entreprise vise cette personne, ses actes et par conséquent est susceptible d’être qualifiée de diffamation (Cass. Civ. II 12 décembre 2002 n°00-10.150).
Ensuite, la Cour de cassation devait rechercher si les critiques émises à l’encontre des produits ou services de la société étaient nécessaires et proportionnés par rapport à l’objet des Associations qui en étaient l’auteur.
En effet, les Associations reprochent à la Cour d’appel de les avoir condamnées sur le fondement de l’article 1382 du Code Civil en raison du fait d’avoir associé les produits ou services d’Areva à la mort et à la nocivité pour les personnes.
La Haute Juridiction se fonde sur les dispositions de l’article 1382 du Code civil et de l
’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme pour s’écarter du raisonnement retenu par la Cour d’appel : en effet, elle considère que les Associations ont agit « conformément à leur objet, dans un but d’intérêt général et de santé publique par des moyens proportionnés à cette fin, [et] n’avaient pas abusé de leur droit de libre expression ».
De ce fait, l’association Greenpeace ne pouvait se voir reprocher un abus de son droit à la liberté d’expression.
Par conséquent, les arrêts rendus permettent de préciser la mise en œuvre de la liberté d’expression en droit des marques. En effet, il faut vérifier si les critiques émises en reproduisant la marque sont bien nécessaires et proportionnées par rapport au but poursuivi par l’auteur du message incriminé. A ce titre, l’objet statutaire de la personne morale auteur de ces critiques doit être consulté afin d’apprécier cette proportionnalité. En outre, l’arrêt rendu par la Première Chambre Civile implique d’être vigilant eu égard au fondement à invoquer selon l’objet de la critique émise à l’encontre de la société (les produits et services ou la société en elle-même).
(1) TGI Paris 8 juillet 2002 ; TGI Paris 2 août 2002
(2) Cour d’appel de Paris 26 février 2003
(3) Cour d’appel de Paris 30 avril 2003
(4) TGI Paris 30 janvier 2004 ; TGI Paris 9 juillet 2004
Références :
Cass. Civ. II 12 décembre 2002 n°00-10.150 Bulletin civil 2002 II N° 285 PAGE 226
Cass. Civ. I 8 avril 2008
Cass. Com 8 avril 2008
En savoir plus :
http://www.voltairenet.org/article9582.html
http://www.legalis.net/article.php3?id_article=2276