Jusqu’où peut aller la possibilité de s’inspirer de l’œuvre d’autrui pour créer une œuvre nouvelle ? La question du « plagiat » ou contrefaçon dans le jargon juridique, se pose dans de nombreux domaines, et notamment universitaire. On ne dénombre plus les cas de plagiat de thèses décriés, en France comme à l’étranger. On se souviendra notamment de la démission de la ministre de l’Education allemande après avoir été accusée de plagiat de thèse.
Reprendre un extrait ou une partie de l’œuvre d’autrui pour développer sa réflexion n’est pas en soi illégal – et c’est même une étape du processus créatif – c’est l’appropriation de leur travail ou de leur pensée qui l’est. Ainsi, combien de fois nous a-t-on répété à l’école l’importance de mentionner les sources ?
Quel étrange paradigme alors que l’affaire Richard Prince…
En 2000, un photographe français, Patrick Cariou avait publié Yes Rasta, une collection de portraits et paysages pris durant son voyage de 6 ans en Jamaïque.
Richard Prince , de son côté, est un artiste américain adepte du «reappropriate art» (l’art de la réappropriation) qui a modifié et utilisé plusieurs photographies de Cariou dans une série de peintures et collages intitulée « Canal Zone », qu’il a exposée en 2007 et 2008 à la Gagosian Galerie à New York. A aussi été publié et vendu à la même occasion un catalogue d’exposition contenant les reproductions des œuvres de Prince.
Patrick Cariou a alors assigné Prince et Gagosian pour violation de ses droits d’auteur sur les œuvres de sa série Yes Rasta, reprises par Prince. Les défendeurs ont alors avancé l’argument de l’usage équitable ou du « fair use ». La United States District Court for the Southern District of New York a donné raison à Cariou et ordonné aux défendeurs de lui rendre toutes les œuvres illicites non vendues.
Prince et Gagosian interjettent appel de la décision, estimant que l’œuvre de Prince est « transformative » et constitue un usage équitable de l’œuvre protégée de Cariou.
Le dessein du droit d’auteur n’est pas tant de conférer aux auteurs un droit de propriété naturel ou divin sur leurs œuvres que de stimuler et encourager la créativité pour le bien commun. La Constitution des Etats-Unis le dit elle-même : le droit d’auteur a pour objet de promouvoir le progrès des sciences et des arts utiles. (U.S. Const., Art. I, §8, cl. 8 )
L’usage équitable est donc nécessaire, et même un bienfait pour remplir cette mission. Le fair use sert donc d’arbitre entre le droit de propriété des créateurs sur leur œuvre et la liberté d’expression et de création.
La United States Court of Appeals for the Second Circuit, par un arrêt du 25 avril 2013, a estimé que 25 des œuvres de Prince relevaient de l’ « usage équitable » et a renvoyé devant un tribunal le devoir de juger des 5 restantes. Elle s’est montrée très pédagogue dans son raisonnement et a examiné une à une les conditions du Copyright Act de 1976.
1-) La manière dont l’œuvre copiée est utilisée dans l’œuvre secondaire
La Cour se pose les questions suivantes : l’œuvre secondaire ajoute-t-elle quelque chose de nouveau à l’œuvre originale ? La modifie-t-elle de manière substantielle ? Change-t-elle le message véhiculé par l’œuvre ?
Il s’agit en fait de savoir si la nouvelle œuvre transforme l’œuvre copiée et si oui dans quelle mesure. C’est la notion de « transformative work » ou œuvre transformative, qui se situe au cœur de l’appréciation casuelle du fair use.
« Si l’œuvre secondaire ajoute quelque valeur à l’original – si l’œuvre première est utilisée en tant que matériau brut, aux fins de créer une nouvelle esthétique, une nouvelle perspective ou compréhension de l’œuvre – c’est le type d’activité que la doctrine de fair use vise à protéger pour l’enrichissement de notre société. »
Un usage équitable doit donc être « productif et doit utiliser le matériau de base d’une manière différente et pour une finalité distincte de l’original. »
Le premier jugement avait imposé la condition selon laquelle l’usage secondaire devait commenter, faire référence au contexte historique ou à l’œuvre première de manière critique. Certains types d’usages équitables répondent en effet à cette condition. Il peut s’agir de parodie, de pastiche, de caricature ou de « courte citation » par ex. La Cour d’Appel estime que ce motif n’est pas correct : la loi n’impose pas qu’une œuvre commente l’original ou son auteur afin d’être qualifiée de « transformative », et une œuvre secondaire peut tout à fait constituer un « usage équitable » en dehors des cas prévus (critique, commentaire, actualités, enseignement, recherche…).
Les juges de la United States Court of Appeals for the Second Circuit ont fondé leur qualification d’ « œuvre transformative » de 25 des photographies de Cariou sur un faisceau d’indices :
– La beauté naturelle des photographies de Cariou s’oppose au caractère cru et provocant des œuvres de Prince : l’esthétique est radicalement différente.
– Les photographies de Cariou étaient imprimées en n&b dans un format spécial alors que Prince a créé des collages, essayant de confondre les formes et les couleurs. La composition, la présentation, le format, la palette des couleurs utilisées sont fondamentalement différents des photographies d’origine.
2) L’impact de l’œuvre secondaire sur le marché de l’œuvre protégée
Plus l’œuvre secondaire est « transformative », moins elle est susceptible de se substituer à l’œuvre première, même s’il est admis que le fair use peut parfois porter préjudice ou détruire le marché de l’œuvre originale. La Cour a estimé après une étude minutieuse que le public de Prince s’avère très différent de celui de Cariou et qu’aucune preuve n’a été apportée concernant une éventuelle atteinte au marché primaire ou dérivé de l’œuvre de Cariou.
3) La proportionnalité entre la quantité/valeur de l’œuvre originale utilisée et la finalité de la copie.
Il est admis que l’importance de la copie autorisée varie en fonction de l’objet et de la finalité de l’usage. Contrairement à ce que disaient les premiers juges, la Cour énonce que la loi ne requiert pas que l’emprunt soit juste « nécessaire ». L’artiste secondaire doit être autorisé à « défigurer » au moins suffisamment l’œuvre originale pour que l’objectif de transformation soit atteint. L’œuvre de Prince en cela fait merveille et « dénature » suffisamment l’œuvre pour faire oublier l’intention de l’œuvre première.
4) Le but lucratif de l’œuvre secondaire et la nature similaire des œuvres en cause
Il est curieux de remarquer que ces deux éléments allaient à l’encontre de la qualification du fair use. La Cour balaie ces conditions d’un revers de main, estimant que « de même qu’avec le but commercial de l’œuvre de Prince, ce facteur peut être d’une utilité limitée en l’espèce. »
A de nombreux égards, cette solution semble surprenante, voire dérangeante. La United States Court of Appeals for the Second Circuit semble avoir repoussé par cette décision les limites de création d’une œuvre.
Il semblerait cependant qu’à l’heure de la promotion de la culture libre, les états d’esprit et les comportements soient en train de changer. Cette décision sous-tend finalement une question majeure : faut-il se battre contre ces dérives et défendre les « traditions » coûte que coûte, ou adapter la jurisprudence (voire la législation ?) aux nouvelles habitudes de « consommation », de création ?
A de nombreux égards, le raisonnement par analogie est tentant : si le plagiat des écrits est interdit, alors celui des arts visuels doit l’être également. Cependant, dans le cadre d’un écrit ou d’une œuvre musicale, l’appréciation du caractère transformatif de l’œuvre pourrait être différente. C’est la question des remix et autres mashup…
Atteinte à l’intégrité de l’œuvre : un « fair use » pas vraiment loyal…
Enfin, cette affaire est dérangeante par ses faits même. Nulle mention de Cariou par Prince à propos de la source des photographies. L’apposition de la source peut être considérée comme « la moindre des choses » par un auteur, une sorte de marque de respect, en particulier dans le milieu de l’art. Prince n’en a pourtant pas fait montre…et les juges n’y prêtent aucune attention.
Plus que la contrefaçon en tant que telle, c’est l’atteinte au respect de l’intégrité de l’œuvre qui est choquante. En France, une telle transformation de l’œuvre première de Cariou, presque « blasphématoire » vis-à-vis de son créateur, constituerait une atteinte à son droit moral. Les exceptions au droit d’auteur sont limitées et doivent viser des buts particuliers, tels que l’information, l’éducation, la recherche, la critique, la parodie…On ne peut y porter atteinte dans un but exclusivement créatif, contrairement au droit américain où le droit moral est largement « édulcoré » …
Cette décision américaine, en dépit de sa position un peu trop libérale vis-à-vis du droit d’auteur, pourrait peut-être ouvrir une brèche pour justifier les nouveaux usages et nouvelles formes d’art et de création, numériques ou pas. Les juges de la United States Court of Appeals for the Second Circuit viennent déjà de légitimer l’appropriation …