Dans un jugement du 1er septembre 2017, le TGI de Paris a condamné le site entreparticuliers.com à 40.000 euros de dommages-intérêts et 10.000 euros pour frais de procédure en raison d’actes de reproduction et de réutilisation de données extraites du site leboncoin.fr.
Cette décision, à la motivation particulièrement détaillée, permet d’appréhender la doctrine judiciaire dans une matière aussi technique que délicate : la protection des sites web contre les techniques d’extractions opérées par des tiers.
Cette affaire, qui oppose deux acteurs incontournables du web français, est l’occasion d’explorer les arcanes d’un droit souvent méconnu : le droit sui generis reconnu aux producteurs de bases de données.
I. DES FAITS TRANSPOSABLES A TOUT SITE INTERNET
Dans cette affaire, le site leboncoin.fr revendique le statut de producteur de base de données et attaque en justice le site entreparticuliers.com suite à l’utilisation par ce dernier d’un service de pige immobilière. Il est ainsi reproché à entreparticuliers.com d’avoir utilisé les services de la société DirectAnnonces pour recevoir « toutes les nouvelles annonces immobilières de vente publiées par les particuliers sur toute la France (sous réserve des oppositions CNIL et bloctel).
Pour leboncoin.fr, cette opération constituerait un système d’extraction fautif de la base de données immobilière du site leboncoin.fr. La faute serait ici aggravée par le fait d’utiliser l’extraction en vue de proposer des services concurrents en exposant les utilisateurs du site leboncoin.fr à un démarchage non sollicité.
II. UN SITE INTERNET PEUT CONSTITUER UNE BASE DE DONNEES
En application de l’article L.112-3 du Code de la propriété intellectuelle, les bases de données répondent à la définition suivante : Il s’agit d’« un recueil d’œuvres, de données ou d’autres éléments indépendants, disposés de manière systématique ou méthodique, et individuellement accessibles par des moyens électroniques ou par tout autre moyen ».
Le TGI de Paris s’attache à rapprocher cette définition d’un site internet en précisant que « la base de données consiste donc dans une méthode ou un système, constitué d’un ensemble de données ou informations se rapportant à un domaine défini et d’une structure englobant les éléments nécessaires au fonctionnement de la base et un procédé électronique offrant des outils -index, table des matières ou plan- permettant sa consultation ». Pour le site leboncoin.fr, les offres de mise en relation dans des domaines divers sont des données ou des informations au sens de cette définition. Ce sont ainsi les listes de catégories (véhicules, immobilier, multimédia, maison, loisirs, emploi et services, matériel professionnel) ou encore le fonctionnement du site (modalités de recherche spécifiques) qui vont caractériser l’existence d’une « architecture élaborée de classement des données collectées » et donc d’une base de donnée au sens du Code de la propriété intellectuelle.
Au-delà de ces éléments, les premiers juges retiennent également les critères complémentaires suivants :
– Le volume et la diversité des annonces : (800 0000 nouvelles annonces par jour pour leboncoin.fr)
– Une reconnaissance médiatique du succès du site, de son modèle innovant de proximité et de sa simplicité d’utilisation
Il s’agit donc d’une approche in concreto. Chaque éditeur de site voulant bénéficier de la protection du droit sui generis devra démontrer que ces différents critères sont remplis, pièces à l’appui en cas de procédure contentieuse. Il en va de même s’agissant du statut de producteur.
III. UN STATUT DE PRODUCTEUR DE BASE DE DONNEES A DEMONTRER
En droit, il convient de retenir les éléments suivants :
En application de l’article L.341-1 alinéa 1er du Code de la propriété intellectuelle « le producteur d’une base de données, entendu comme la personne qui prend l’initiative et le risque de investissements correspondants, bénéficie d’une protection du contenu de la base lorsque la constitution, la vérification ou la présentation de celui-ci atteste d’un investissement financier, matériel ou humain substantiel ».
La Cour de justice de l’Union européenne a par ailleurs dit pour droit que « la notion d’investissement (…) doit s’entendre comme désignant les moyens consacrés à la recherche d’éléments existants et à leur rassemblement dans ladite base » et que la « notion d’investissement lié à la vérification du contenu de la base de données » au sens de la même disposition « doit être comprise comme visant les moyens consacrés, en vue d’assurer la fiabilité de l’information contenue dans ladite base, au contrôle de l’exactitude des éléments recherchés, lors de la constitution de cette base ainsi que pendant la période de fonctionnement de celle-ci ».
Ne seront toutefois pas pris en compte :
– les « moyens mis en œuvre pour la création des éléments constitutifs du contenu d’une base de données
– les « moyens consacrés à des opérations de vérification au cours de la phase de création d’éléments par la suite rassemblés dans une base de données » .
Au-delà de ce rappel légal, il est intéressant d’observer sur quels éléments factuels se basent les premiers juges en vue de fonder la reconnaissance pour le boncoin.fr du statut de producteur de base de données. Il s’agit principalement :
– de pièces comptables justifiant des achats d’espaces, des honoraires marketing et de relation publique
– d’attestations du contrôle de gestion justifiant de prestations de modération de contenus
– ou encore de justificatifs de rémunérations des équipes dédiées au développement technique de la base, à son graphisme, à son design, à l’adaptation des catégories et champs d’annonces
– etc.
Pour le Tribunal, les différents montants ainsi attestés par un expert-comptable sont bien consacrés à la collecte et à l’organisation des données et non à leur création qui est le fait de chaque annonceur.
Concrètement, les premiers jugent retiennent le statut de producteur en relevant « la réalité des moyens matériels, humains et financiers engagés par le site leboncoin.fr pour le contrôle, la mise à jour permanente et l’amélioration de l’outil ».
Là encore, la traçabilité des investissements engagés, la capacité de l’éditeur du site à démontrer la réalité de ces investissements seront des éléments essentiels dans chaque procédure car systématiquement contrôlés par les juges.
IV. COMMENT S’ATTAQUER AUX EXTRACTIONS DE CONTENUS ?
Le caractère novateur du jugement du 1er septembre 2017 réside sans doute dans la discussion opérée sur les deux aspects suivants :
a) Refus de reconnaissance de l’extraction substantielle
En tant que producteur de base de données, leboncoin.fr invoquait l’article L.341-1° du Code de la propriété intellectuelle qui dispose que « le producteur de bases de données a le droit d’interdire :
1° L’extraction, par transfert permanent et temporaire de la totalité ou d’une partie qualitativement et quantitativement substantielle du contenu d’une base de données sur un autre support, par tout moyen et sous toute forme que ce soit ;
2° La réutilisation, par la mise à la disposition du public de la totalité ou d’une partie qualitativement ou quantitativement substantielle du contenu de la base, quelle qu’en soit la forme
Le TGI de Paris refuse de retenir cette qualification en observant notamment que :
– Les annonces du secteur de l’immobilier ne représentent que 10% de la totalité des annonces postées sur le site leboncoin.fr de telle sorte que le critère quantitatif n’est pas établi
– Les annonces immobilières qui se composent d’une photo et d’un descriptif du bien ne démontrent aucune spécificité particulière qui permettrait de remplir le caractère qualitatif exigé par l’article L.341-1 précité.
b) Condamnation pour extraction et réutilisation systématique
L’article L.342-2 prévoit que « le producteur peut également interdire l’extraction ou la réutilisation répétée et systématique de parties qualitativement ou quantitativement non substantielles du contenu de la base lorsque ces opérations excèdent manifestement les conditions d’utilisation normale de la base de données ».
En l’espèce, pour déterminer ce qui excède manifestement les conditions d’utilisation normale, le TGI s’est attaché à opérer une distinction entre :
– D’une part, les annonces simplement indexées sur le site entreparticuliers.com et qui renvoyaient vers le site leboncoin.fr.
– D’autre part, les annonces republiées sur le site entreparticuliers.com qui ne mentionnaient pas le logo du site leboncoin.fr et qui permettaient de contacter directement le vendeur. Dans ce cas une telle extraction systématique est jugée fautive
C’est sur ce dernier point que le site entreparticuliers.com sera condamné. On voit ici toute l’importance de la différence à opérer factuellement entre des extractions systématiques et une simple indexation .
V. QUELLE METHODE D’INDEMNISATION ?
Le TGI de Paris retient deux axes de condamnation : l’atteinte au droit sui generis du producteur de base de données et le préjudice d’image.
S’agissant de l’atteinte au droit sui generis, c’est en se référant au coût de traitement des différentes plaintes des utilisateurs du site leboncoin.fr mécontents d’être démarchés commercialement que les premiers juges décident de fixer la première condamnation à hauteur de 20.000 euros.
Le préjudice d’image est également retenu pour un montant identique de 20.000 euros. Sur ce point, le Tribunal retient le contenu des messages de vendeurs se plaignant de la publication de leurs annonces sur le site entreparticuliers.com et du démarchage commercial opéré par cette société. La confusion entre les deux sites est également observée dans ces messages qui posent la question de la transmission éventuelle des données à des opérateurs tiers sans consentement.
Chaque plateforme web, qu’il s’agisse d’un site marchand, d’une plateforme communautaire ou encore d’une marketplace suppose d’importants investissements pour l’entreprise. Outils business générateurs de revenus et d’importantes masses de données, ces sites doivent bénéficier de protections contre toute forme de plagiat, de parasitisme et de concurrence déloyale.
Cette affaire révèle que le droit sui generis des producteurs de base de données constitue à n’en pas douter l’un des axes majeurs de cette protection protéiforme. Cela suppose toutefois pour chaque éditeur de site web d’anticiper en amont la qualification juridique de la plateforme, de son organisation, d’assurer la traçabilité des différents investissements matériels et humains financiers engagés par l’entreprise et enfin de procéder à une surveillance constante d’éventuels abus.
Si cette décision laisse la porte ouverte à des réflexions connexes relatives à la conformité juridique du système de pige au regard des impératifs de la loi informatique et libertés et plus spécifiquement des grands bouleversements attendus du Règlement Général Européen pour la protection des données , toujours est-il que les magistrats entendent ici donner un signal fort aux activités Web qui consistent à mettre en œuvre des procédés techniques d’extractions massives de données sur des sites tiers.
Affaire à suivre.
Depuis plus de 20 ans, le Cabinet accompagne les acteurs du Web dans la mise en place de leur stratégie digitale : conformité juridique des plateformes internet, protection des actifs incorporels attachés à l’activité, identification et valorisation du savoir-faire, actions précontentieuses et contentieuses etc.
Pour plus d’informations sur nos prestations, cliquez ici.